Accueil Culture «Les siestes du grand-père», récit de Monia Ben Jémia : Les crimes de l’ombre et du silence

«Les siestes du grand-père», récit de Monia Ben Jémia : Les crimes de l’ombre et du silence

 

Au premier abord, ce livre de Monia Ben Jémia nous donne froid dans le dos avant même qu’on se décide à l’ouvrir. Ce n’est pas le titre écrit en rouge et en lettres capitales qui nous ébranle vivement, ni le regard noir et inquisitoire de la fillette trônant dans la photo en noir et blanc de la première de couverture et qui nous fixe dans les yeux et nous interpelle, mais c’est plutôt cet autre élément para-textuel très signifiant et qui n’est rien d’autre que le sous-titre, délibérément très disproportionné par rapport aux deux lignes que prend le titre et par rapport à ses caractères plus grands, mais volontairement explicite et brutal  : «Récit d’inceste» !

L’ayant écrit en rouge aussi et mis en exergue, typographiquement, l’autrice — qui sait parfaitement où  elle veut en venir, quelle monstruosité elle veut dénoncer et quelles victimes exécutées, sacrifiées, comme des offrandes à Apophis (le dieu du mal), sur l’autel des perversions assassines, elle veut défendre — met en oeuvre cette mention nécessaire pour compléter son titre principal et y mettre davantage de lumière. Une lumière  crue et violente. Nul besoin pour elle de se draper dans la fausse pudeur ! Il y a urgence à ne pas y aller par quatre chemins et à appeler un chat un chat en  annonçant d’entrée de jeu le problème autour duquel elle va articuler son récit, et tant pis s’il repousse aussitôt ceux qui s’interdisent, par peur ou par lâcheté ou encore par cécité volontaire,  de savoir ce qui pourrait se passer avec les enfants innocents dans le silence des siestes perverses et criminelles ! D’aucuns risqueraient quand même d’hésiter 3 fois, c’est vrai, avant de se décider enfin à  lire ce livre audacieux, troublant,  poignant qui  suscite tout à la fois le dégoût et la révolte et laisse dans la bouche un goût de cendre.

Peu importe si ce récit de Monia Ben Jémia est vraiment la narration d’une biographie exacte, celle d’une certaine Nedra, ou s’il raconte une biographie légèrement romancée, c’est-à-dire qui intègre des éléments fictifs ou quelque «mentir-vrai» «littéraire». Ce qui importe, c’est d’abord ce témoignage affligeant sur cette horreur qu’est l’inceste, doublée ici de pédophilie, et dont l’autrice fait son livre où le récit linéaire, plutôt détaillé et fourni, de l’histoire vitale d’une famille tunisienne ordinaire des années cinquante, progresse rapidement vers cet ogre dangereux par qui le scandale est arrivé ou plutôt qui n’est arrivé que dans cette œuvre littéraire. Car, dans la réalité, aucune révélation n’a été faite, aucune dénonciation n’a été osée : on préférait jouer à l’aveugle pour ne pas risquer de voir l’ infamie, le crime, et être poussé à troubler l’ordre patriarcal couvert de la bonne morale et causer un humiliant scandale au «patriarche», le dénommé «Baba Mahmoud» vraisemblablement «honnête» et «pieux», créant autour de lui un charme trompeur et endormant tout le monde «qui lui obéissait au doigt et à l’œil» (p. 91) et faisait du grand-père qu’il était un être exemplaire au-dessus de tout soupçon, un «Dieu tout puissant» (p. 90)  qui partit  un jour au ciel sans  être inquiété le moins du monde, sans rendre des comptes comme normalement les auteurs de pareils actes innommables. Lui qui, durant 10 ans entiers, abusait secrètement de sa petite-enfant, Nedra, pendant ses siestes paisibles  dans son antre «sous les toits », au-dessus de la demeure-même de sa propre fille, après ses ablutions et sa prière de «El-Asr», quand toute cette atrocité sexuelle, mortifère, meurtrière,  qu’il perpétrait, sans scrupules,  sans coup férir, sur une fillette désarmée, est constamment enfouie dans un silence de pierre.

Prise dans les tentacules de la pieuvre, perdue, étrangère à elle-même, ne comprenant rien à ce qu’il lui arrivait et qui, dans sa petite tête d’enfant, se confondait lamentablement avec une espèce d’ «affection», la petite Nedra perdait les mots qui auraient nommé ce crime, qui aurait dénoncé ce prédateur déguisé en un être  aimant et bienveillant, n’ayant de cesse qu’il n’ait volé son plaisir vicieux, malade, criminel, de son petit corps, de son petit être !  Dans une espèce d’amnésie «protectrice» (p. 94) «inhérente à l’inceste» (Ibid.) et mêlée d’un écrasant sentiment de culpabilité, muette, elle tombait étrangement, noyait ces «images floues, effrayantes, froissées et roulées en boules épaisses qui piquent» (p. 48), ces images confuses et sales de «culbutes», «chatouilles», «frôlements» et autres gestes visqueux, gluants et dégueulasses qui la tuaient tous les jours à petits feux, cassaient son être fragile de l’intérieur, la transformaient en un vulgaire objet sexuel ,ou même en une pierre : «Quand la pieuvre la pousse vers lui, qu’il tend la main et la regarde, avant de la culbuter sur son lit, elle est tétanisée comme la première fois. Elle n’a plus de corps, elle est une pierre…» (p. 47).

C’est sur cette victime de la perversion criminelle qui ne s’est décidée à rompre le silence qu’à la fin de son âge adulte, lorsqu’elle fut éprouvée par une maladie grave et qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre, que se concentre cette histoire où la narratrice par procuration (l’autrice elle-même)  emploie d’abord, tout au long des 5 premiers courts chapitres («Une famille ordinaire», «Le vieux sous les toits», «Une maladie auto-immune», «Les cadeaux empoisonnés» et «Ma joli quand les coups du sort t’attendront») la 3e personne du singulier, «elle», désignant Nedra, l’incestée , puis, à l’entrée du chapitre ultime intitulé «Personne n’a rien vu» (pp.89-96), elle cède la parole à la 1ère personne du singulier «je», c’est-à-dire au personnage ou à la personne narrée,  afin d’introduire plus d’intensité et de vraisemblance à ce témoignage que la victime prend enfin en charge pour dire les conséquences et les traces de cette atrocité sexuelle et psychologique qui l’avait frappée, enfant, tel un anathème : «J’ai passé ma vie en étant dissociée. Souvent on me disait que j’étais indifférente, détachée ou pire, hautaine. Je n’ai pas eu beaucoup d’amis. Au travail, beaucoup disaient que j’étais imbue de moi-même, prétentieuse. Ce que je n’étais pas, loin de là. Je n’avais aucune confiance en moi-même et faisais un double effort pour ne pas faillir et qu’il ne m’arrive pas ce qui m’était arrivé à la fac, avec mon exposé. J’avais un trac d’enfer quand je devais parler en public et j’ai dû prendre des calmants chaque fois que je devais le faire. C’était si épuisant ! Mon corps n’a pu supporter autant de stress. Ma maladie vient certainement de là (…). Comme une peau qu’on arrache, le bouc m’avait délesté de mon identité. Et couverte d’une peau d’âne…» (pp. 95-96).

Portée par une sincère volonté  d’incrimination et de dénonciation, l’autrice, en passant de la 3e à la 1ère personne, semble s’identifier un peu à son personnage et le soutenir de très près, de l’intérieur de son propre corps, du plus profond de son être, dans sa parole thérapeutique, réparatrice de ce qui, en réalité, demeure, hélas ! irréparable à vie ! Même si la parole libérée permet de mettre du baume sur les plaies béantes, tout en les grattant et en en souffrant encore et toujours.

Militante féministe, femme vraisemblablement déterminée dans son combat pour la liberté et la dignité des personnes humaines et enseignante universitaire de droit à Tunis, Monia Ben Jémia a le mérite de traiter ici des sujets tabous, l’inceste et la pédophilie, dont on n’a pas coutume en Tunisie de débattre librement. Écrit dans un très bon français et non sans quelque attachante «romanciation», bien réussie, son récit consternant qui ne semble point avoir la prétention d’être un vrai roman, mais qui met bien la lumière sur ce qu’on tait, sur ce qu’on cache et dont on a honte, pourrait éclairer les psychothérapeutes dans leur travail et recherches et aider à délier la langue aux victimes de ces abominables crimes de l’ombre et du silence.

Monia Ben Jémia, «Les siestes du grand-père. Récit d’inceste», Tunis, Cérès Editions, 2e édition, nov. 2022, 102 pages, format 12X21. Photo de la première de couverture : collection privée. ISBN-9789973198228.

Charger plus d'articles
Charger plus par Ridha BOURKHIS
Charger plus dans Culture

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *